En quoi la sous-traitance a-t-elle joué un rôle dans la catastrophe d'AZF?
Sur 21 salariés tués, 11 étaient sous-traitants. Ils assuraient principalement les fonctions de transport, manutention, stockage et entretien. Sur un site classé Seveso, où sont stockés des produits chlorés et du nitrate d'ammonium susceptibles de générer une explosion, il est incroyable que ces fonctions -vitales pour la sûreté des installations- aient été sous-traitées.
Selon les chiffres de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), il existe une «sur-accidentabilité» dans les métiers du service aux entreprises par rapport aux autres entreprises. Mais les données nationales ne permettent pas d’identifier les accidents chez les sous-traitants et les intérimaires intervenant sur le site d’entreprises utilisatrices. Sur des sites Total ou EDF, le nombre d'accidents du travail concernant le personnel extérieur est 4 à 10 fois plus élevé.
Philippe Saulnier, syndicaliste et ancien secrétaire d'un Comité d'hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT) chez Total a témoigné de l'absence de formation de ces personnels, de leurs salaires inférieurs, de leurs conditions de travail précaires et des mauvaises conditions de sécurité.
Une autre conséquence essentielle de la sous-traitance est la dispersion de la mémoire du site.
Qu'entendez-vous par là ?
Une des raisons pour lesquelles il y a moins d'accidents ou d'incidents industriels avec des salariés titulaires est qu'ils ont conscience des «sables mouvants» sur lesquels ils travaillent. Si cette connaissance n'est plus mobilisée, elle est perdue. C'est ce qui se passe quand on recourt à des entreprises extérieures. La connaissance du site est dispersée entre des centaines, voire des milliers, de salariés qui interviennent de façon ponctuelle ou intermittente.
Neuf mois après la catastrophe, le CHSCT d'AZF a diligenté une enquête réalisée par le cabinet Cidecos pour tenter de comprendre ce qu'il s'était passé. Les activités de travail sur le site ce matin-là et les jours précédents n'ont pas pu être reconstituées, du fait de la sous-traitance. Le site comptait 400 salariés organiques. On ne connaît pas, me semble-t-il, le nombre de salariés sous-traitants. Et surtout, à cause de la division du travail entre travailleurs permanents et travailleurs sous-traitants, les premiers ignoraient l’activité des seconds et les conditions dans lesquelles ils travaillaient.
Une partie des intérimaires présents ont été dispersés après la catastrophe, et personne ne les connaît. Total dit: «Les archives sont détruites». Mais la mémoire d'un site réside aussi dans l'expérience des salariés, expérience qui est perdue puisque intérimaires et sous-traitants disparaissent du site une fois leur mission achevée.
D'ailleurs, peu ou pas de sous-traitants seront entendus comme témoins. C'est symptomatique de ce que produit la sous-traitance: des travailleurs invisibles à qui l'on demande de se taire.
Insister sur la sous-traitance peut-il peser dans le procès, alors que le flou demeure sur les causes de l'accident ?
Tout d’abord, la plausibilité d'une explosion due à une réaction chimique est au moins la plus documentée.
Ensuite, tout dépend jusqu'où les juges vont remonter dans «l'arbre des causes». Un ensemble de facteurs liés à la sous-traitance est à l'origine d'un certain nombre d'accidents récents, comme à Dunkerque au mois de janvier dernier.
Il est très important que les connaissances sociologiques de la sous-traitance soient prises en compte. Depuis déjà une quinzaine d’années, au niveau international, les chercheurs travaillant sur la sécurité du travail et la sûreté des installations ont montré les liens entre des accidents industriels et ce que nous appelons la «désorganisation du travail» par le recours à la sous-traitance et à l’intérim.
Dans le cadre de mon enquête sur la sous-traitance au sein d'installations nucléaires, j'ai rencontré des travailleurs qui ne pouvaient plus y accéder car ils avaient soulevé des problèmes de sécurité. Leur badge avait été désactivé, et leur employeur les avaient licenciés.
Les travailleurs sous-traitants ont peur de parler. Alors qu'en principe, il devrait y avoir une équivalence de droits entre salariés, en pratique tout un ensemble d'inégalités demeurent. Ce qui organise les droits sur un site, c'est la convention collective. Or, il n'y a rien de commun entre le statut des salariés de Total et les entreprises de manutentionnaires ou de nettoyage, qui ont une convention défavorable pour les salariés.
Demeure aussi un énorme problème d'absence de représentants des sous-traitants sur les sites, ainsi que de répression de toute forme d'organisation collective. Bon nombre d'entreprises s'organisent pour ne pas atteindre le seuil des 50 salariés qui rend obligatoire le CHSCT.
Quelle est la réglementation en vigueur concernant la sous-traitance ?
La loi sur l'intérim (1972) et celle sur la sous-traitance (1975) (1) ont organisé la possibilité de revenir sur l’interdiction du marchandage de main d'œuvre, interdit en 1848. Le langage officiel a camouflé cette régression sociale en lui donnant une valeur positive de «flexibilité».
Un seul décret (adopté en 1977, modifié en 1992) organise la co-activité des entreprises (2, 3). Il organise le partage de la responsabilité entre donneur d'ordre et employeur sous-traitant en fonction de qui génère le risque. Dans le cas de la catastrophe d’AZF, il est impossible pour l'instant de savoir qui, de Total ou des entreprises sous-traitantes, aura la charge de la responsabilité.
Enfin, depuis la loi Bachelot sur les risques industriels et technologiques, un CHSCT élargi aux entreprises extérieures doit être mis en place dans les établissements à risque majeur (4). Mais seulement 78 ont été mis en place, sur plus de 600 sites concernés. Et cette mesure est inefficiente tant qu'il ne sera pas donné aux délégués des salariés d’entreprise extérieure des moyens de délégation à la mesure de la dispersion et de la mobilité des salariés entre différents sites. Sur une équipe de 5 salariés intervenant en sous-traitance, il devrait y avoir un délégué CHSCT ayant une part de son temps de délégation sur le site. Cela coûtera cher, mais le coût de la sous-traitance doit devenir prohibitif pour que cette organisation du travail révèle son véritable visage et que les donneurs d’ordre soient contraints de se poser la question du choix de la sous-traitance. Sans quoi, la sous-traitance des risques ne fera qu’augmenter. Pour moi, le point crucial de la sous-traitance est ce transfert de la gestion des risques des grandes entreprises vers d’autres entreprises, généralement plus petites, dans des conditions de marché incompatibles avec la sécurité des travailleurs et la sûreté des installations.
(1) Loi n°72-1 du 3 janvier 1972 sur le travail temporaire et loi n°75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance
(2) Décret n°77-1321 du 29 novembre 1977 fixant les prescriptions particulières d’hygiène et de sécurité applicables aux travaux effectués dans un établissement par une entreprise extérieure
(3) Décret n°92-158 du 20 février 1992 complétant le code du travail et fixant les prescriptions particulières d'hygiène et de sécurité applicables aux travaux effectués dans un établissement par une entreprise extérieure
(4) Loi n° 2003-699 du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages
Auteur : par Vicotr Roux-Goeken, JDLE